Une église à découvrir
Saint-Gervais n’est pas dans les circuits touristiques et, comme c’est une église du XIXe siècle, on n’y prête pas vraiment attention, et pourtant… Qui sait qu’il y a là une crypte très ancienne ? À Saint-Gervais, nous rejoignons les origines chrétiennes de Rouen et cela explique aussi bien le sanctuaire aujourd’hui souterrain que l’église néo-romane qui le surmonte.
Les origines chrétiennes de Rouen
Les villes antiques enterraient leurs morts en dehors du périmètre urbain. Il y eut ainsi une nécropole gallo-romaine sur les pentes au nord-ouest de Rothomagus, de la place Cauchoise à l’actuelle église Saint-Gervais. Elle fut utilisée jusqu’à l’époque mérovingienne. Des sarcophages des IIIe-IVe siècles y ont été retrouvés qui sont aujourd’hui au Musée des Antiquités. Dans le bas-côté Nord de l’église a été installé un sarcophage exhumé sur la place en 1910. Il est souvent qualifié de mérovingien mais sa décoration de rosaces et d’octogones pourrait très bien en faire une œuvre paléochrétienne. On le découvrira entre la statue de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et le confessionnal. La seule de ses extrémités aujourd’hui visible est ornée d’un chrisme, le monogramme du Christ, flanqué de l’alpha et de l’oméga, soit la première lettre et la dernière de l’alphabet grec pour dire que le Christ est le commencement et la fin (cf Apocalypse, 22, 13). L’autre extrémité est ornée d’une croix de saint André. Un deuxième sarcophage, plus simplement décoré, trouvé lors de la même fouille, a été déposé dans le bas-côté Sud où il est davantage visible. Notons que c’est à proximité de l’église que fut découvert en 1841 rue Louis Aubert, un autre sarcophage, aux dimensions imposantes. Conservé dans la cour intérieure du Musée des Antiquités, il pourrait être de la première moitié du IVe siècle, à en juger par un fragment de fiole de verre trouvé dedans. Son caractère exceptionnel a porté à l’attribuer à un homme important, peut-être un évêque. Or la tradition rouennaise a tenu Saint-Gervais pour le lieu de sépulture des premiers évêques. Elle a même localisé dans la crypte de cette église les tombes de saint Mellon (sous l’arcade de gauche) et de saint Avitianus (sous celle de droite). Celui-ci est attesté en 314 dans une liste d’évêques se rendant à un concile à Arles, soit un an après l’édit de Milan qui autorise le culte chrétien.
Telle que nous la voyons, la crypte de Saint-Gervais est le plus ancien monument conservé à Rouen mais on serait bien en peine d’en donner une datation un peu précise. Fut-elle bâtie à l’époque mérovingienne ou plus tard à celle carolingienne ? A-t-elle succédé à une chapelle funéraire antérieure ? Elle s’est vraisemblablement trouvée de plus en plus enterrée au fil du temps. Son mur extérieur, dégagé peut être vu visible dans l’étroite cour entre l’église et la sacristie. Il présente plusieurs colonnes avec des chapiteaux sculptés qui sont vraisemblablement des réemplois de bâtiments antérieurs. C’est un des endroits les plus insolites de Rouen avec cette très ancienne muraille flanquée de colonnes et de chapiteaux sans doute plus anciens encore, l’ensemble supportant le mur du chevet.
Au XIXe siècle, on pensait que là se trouvait le sanctuaire bâti par saint Victrice pour accueillir les reliques venues de Milan, notamment celles des saints martyrs Gervais et Protais. Le texte même de saint Victrice, De laude sanctorum (La louange des saints), rédigé dans les dernières années du IVe siècle, laisse supposer qu’il y avait d’une part un sanctuaire qui était celui de la communauté chrétienne rouennaise, jugé trop peu digne d’accueillir les nouvelles reliques et d’autre part celui que l’évêque était en train de bâtir lui-même sur un terrain qu’il avait acquis. Les fouilles archéologiques réalisées à la fin du XXe siècle autour de la cathédrale ont mis en évidence l’existence d’une basilique à trois nefs sous la cour d’Albane et sans doute aussi celle d’une autre plus au sud. Est-ce là que saint Victrice a bâti son nouveau sanctuaire ? ou bien est-ce celui antérieur ? Les abords de Saint-Gervais n’ont pas été fouillés, mais la continuité en ce lieu du culte chrétien depuis les derniers siècles de l’Antiquité ne fait guère de doute.
Nous ne savons pas non plus à quelle date le lieu de culte dans la nécropole hors les murs a reçu le vocable de saint Gervais qui le reliait très explicitement à Milan et à la découverte des reliques des martyrs Gervais et Protais par saint Ambroise. La circulation d’une cité à l’autre de l’empire romain des restes de ceux qui avaient accepté de mourir pour leur foi en la résurrection du Christ fut une complète nouveauté apportée par le christianisme. Avec saint Ambroise, l’évêque de Milan, et son ami saint Victrice, celui de Rouen, le culte des reliques a rompu l’interdiction antique de la sépulture des morts parmi les vivants. L’initiative de saint Victrice a-t-elle marqué cette introduction au cœur de la cité ou bien a-t-elle conduit à établir un sanctuaire hors les murs ? Bien des questions restent sans réponse mais la mémoire rouennaise chrétienne a bien retenu l’importance de ce lieu.
Ces premiers temps du christianisme à Rouen ont été mis à l’honneur lorsque fut décoré le chœur de la nouvelle église du second XIXe siècle. Le peintre Savinien Petit a représenté six personnages autour d’un compartiment central orné de croix et de lys correspondant au tabernacle du maître-autel de l’époque. Signalons que quelques décennies avant la découverte du sarcophage aujourd’hui dans le collatéral nord, le motif du chrisme avait déjà été utilisé pour la décoration du sanctuaire. Celle-ci est faite de deux fois trois compartiments qui se répondent : les deux martyrs milanais, saint Gervais et saint Protais entourent l’élément central ; puis les premiers évêques de Rouen : à gauche saint Mellon, à droite saint Victrice, reconnaissable à l’église qu’il porte ; enfin vers l’extérieur, deux saints liés à l’histoire de la paroisse, à gauche saint Thomas de Cantorbéry, plus connu sous son nom de Thomas Becket, qui séjourna ici et, à droite, l’apôtre saint André qui était le patron de la paroisse (disparue à la Révolution) de Saint-André Porte-Cauchoise, au bas de la rue Crevier. Ainsi chaque messe est dite comme en présence des martyrs et des premiers évêques, certains des vitraux reprenant des épisodes de leurs vies. Mais il n’y a pas qu’eux à Saint-Gervais.
La mort de Guillaume le Conquérant
Saint-Gervais est aussi un lieu important pour l’histoire anglo-normande. C’est ici qu’est mort Guillaume le Conquérant le 9 septembre 1087. Deux plaques le rappellent, l’une sur la façade occidentale de l’église, apposée par l’Académie de Rouen, l’autre au-dessus du portail latéral, sur le clocher. Le duc de Normandie et roi d’Angleterre était revenu blessé – ou malade – d’une campagne contre le roi de France qui s’était achevée par la prise et le pillage de Mantes. Guillaume ne fut plus en état d’aller au-delà de Rouen. Trouvant encore la ville trop bruyante, il se fit transporter au calme sur les hauteurs, au prieuré de Saint-Gervais. L’historien Orderic Vital a raconté les circonstances de sa mort :
« Enfin le jeudi 9 septembre, lorsque déjà Phébus [le soleil] lançait sur l’univers les traits éclatants de ses rayons, le roi, s’étant réveillé, entendit sonner la grande cloche dans la basilique métropolitaine [la cathédrale]. Comme il demandait la cause de ces sons, ses serviteurs répondirent : « Seigneur, c’est prime qui sonne à l’église de madame Sainte Marie ». Alors le roi éleva avec une grande dévotion ses yeux au ciel et ayant étendu les mains en haut, il dit : « Je me recommande à sainte Marie, mère de Dieu, ma souveraine, afin que par ces saintes prières elle me réconcilie avec son très cher fils Jésus Christ ». En proférant ces paroles, il expira à l’instant même. Les médecins et les autres personnes présentes, qui avaient gardé toute la nuit le roi, le voyant alors mourir ainsi à l’improviste, furent profondément étonnés, et tombèrent dans un état proche de la folie. Cependant les plus riches d’entre eux montèrent à cheval aussitôt, et allèrent en toute hâte pour mettre leurs biens en sûreté. Les domestiques d’un ordre inférieur, remarquant que leurs maîtres avaient disparu, pillèrent les armes, les vases, les vêtements, le linge et tout le mobilier du roi, et ayant laissé son cadavre presque nu sur le plancher, ils prirent la fuite ».
Un simple gentilhomme, Herluin, assura malgré tout le transport par la Seine, puis la mer et enfin l’Orne, du corps jusqu’à l’abbatiale Saint-Etienne à Caen, dite l’Abbaye aux Hommes. Le souvenir de la mort du premier roi normand d’Angleterre a attiré à l’époque romantique des voyageurs britanniques dont certains ont laissé des dessins et des gravures de la crypte de Saint-Gervais. La référence à la Normandie ducale est très nettement perceptible dans les choix architecturaux qui furent faits lors de la reconstruction dans les années 1860. La nouvelle église serait romane et dans la tradition du roman normand, ce qui explique l’ornementation avec des arcatures entrelacées, telle qu’on la voit dans chaque travée de la nef, au niveau intermédiaire et dans la chœur au-dessus des peintures.
Une autre figure unit l’église à l’histoire anglo-normande, celle de l’archevêque de Cantorbéry saint Thomas Becket. Après avoir été très proche du roi et duc Henri II Plantagenêt qui le fit nommer à cette charge, pensant y installer un homme à lui, il devint le défenseur convaincu des droits de l’Eglise face au pouvoir politique. Il dut quitter l’Angleterre en 1164 et se réfugia sur le continent, notamment en France et en Normandie. C’est lors de son exil qu’il séjourna un temps à Saint-Gervais, avant de regagner l’Angleterre en décembre 1170. Peu de jours après, le 29 décembre, il fut tué dans sa cathédrale par quatre chevaliers qui pensaient aller aux devants des désirs du roi. Sans attendre sa canonisation en 1173, son culte se répandit largement. Deux ans plus tard fut fondée sous ce vocable l’église du prieuré du Mont-aux-Malades [Mont-Saint-Aignan, dans le centre hospitalier du Belvédère]. L’archevêque martyr entra aussi dans la mémoire de Saint-Gervais. C’est pourquoi, au XIXe siècle, ce témoin des relations compliquées entre l’Eglise et l’État fit partie des saints représentés par Savinien Petit dans le chœur de la nouvelle église, tenant en main la couronne du martyr.
Le zèle de deux curés au XIXe siècle
Encore dans la seconde moitié du XIXe siècle, Saint-Gervais était une église de campagne dans un faubourg de plus en plus urbain et peuplé. Avec ses trois nefs et son modeste clocher en charpente, elle restait une église de village. Maintes fois réparée à la suite des guerres, des orages et tempêtes ainsi que de la révolution, elle laissait vite comprendre que les ressources de la paroisse étaient bien limitées.
Tout changea dans les années 1860 avec un curé dynamique, l’abbé Régnaux (1863-1880) qui se lança dans la reconstruction de tout le bâtiment, hormis la crypte. L’ancienne église fut abattue et remplacée rapidement, en 1868, par un nouveau vaisseau de style néo-roman sur les plans de l’architecte Martin. L’année suivante, la façade occidentale fut élevée et un clocher fut commencé avec une flèche en pierre, soit ce que l’ancienne église n’avait jamais pu avoir. Interrompu par la guerre franco-prussienne de 1870-1871, le chantier est achevé en 1874. La crypte a été restaurée. La nouvelle église est vaste avec deux larges collatéraux, elle est aussi bien plus lumineuse. Sa silhouette devient plus facilement repérable dans le paysage rouennais. Au tympan du portail principal, Paul Nicod, un élève de Savinien Petit, peignit en 1886 le Christ couronnant les deux martyrs patrons de l’église, saint Gervais et saint Protais.
Mais il restait à orner et équiper l’intérieur. Ce fut la tâche du successeur de l’abbé Régnaux, l’abbé Morin (1880-1900). Nous lui devons le mobilier, encore largement présent aujourd’hui. Il forme un ensemble homogène et de qualité. On le voit dès les tambours des portes puis avec les fonts-baptismaux sous le clocher disposés devant un bas-relief montrant le baptême du Christ par saint Jean-Baptiste. Il fallait doter la prière des fidèles du soutien de la musique, grâce à un orgue. D’abord placé dans le collatéral nord près du chœur, il fut bientôt révisé par Cavaillé-Coll en 1880 et installé avec un nouveau buffet au bas de la nef. Plus tard, en 1926, une vaste tribune fut édifiée.
La nef reçut en 1887 une imposante chaire ouvragée, avec un double escalier précédé de lions portant des armoiries. Chef d’œuvre du sculpteur Bonet, elle est située sur le côté nord. L’annonce de la parole de Dieu y est particulièrement mise en évidence par la décoration. Devant la cuve, le Christ parle à ses disciples. Un pape et des évêques sont représentés aux colonnes de la chaire, sans doute des Pères de l’Eglise, mais avec probablement saint Victrice tenant l’église qu’il a construite. Au-dessus de la cuve, l’abat-voix est peuplé d’anges portant des phylactères. Le sommet de la composition est occupé par un ange sonnant de la trompette. La parole divine doit réveiller les consciences.
Le chœur fut l’objet des plus grands soins, avec une grille en fer forgé et des ambons de pierre. Le nouveau maître-autel de cette époque était surmonté d’un tabernacle et orné de peintures de Paul Nicod représentant le Christ, saint Pierre, saint Jean et des anges porteurs de cierges. Il a été remplacé après la réforme liturgique par celui que nous voyons aujourd’hui. Des stalles, dues à Bonet, avaient été mises en place. Les six figures peintes de saints par Savinien Petit, déjà évoquées rehaussaient le sanctuaire, en lui donnant des couleurs douces et variées avec une dominante d’or.
Les deux collatéraux ne furent pas négligés, loin s’en faut. Le chemin de croix, lui-aussi par Bonet, ne manque pas d’originalité. L’épisode de la Passion du Christ correspondant à chaque station est représenté par des personnages en relief qui se détachent sur le fond, initialement doré, des médaillons. Il est repris par le vitrail au-dessus. L’autel du collatéral sud est celui de la Vierge, tandis que celui de saint Joseph est au nord. De nouveau, on remarque l’attention apportée à la décoration. L’autel de la Vierge est une véritable architecture, faisant écho à celle de la façade de l’église, avec ses deux clochetons et ses trois arcatures, celle centrale étant occupée ici par la statue de la Vierge à l’Enfant. Les deux bas-reliefs, de part et d’autre du tabernacle, représentent l’un le couronnement de la Vierge, l’autre la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception. L’autel de saint Joseph, entouré d’ex voto met l’accent sur le travail. Le père terrestre du Christ y est représenté dans son atelier de charpentier. Dans la niche de gauche, saint Fiacre est avec sa bêche. Sous son patronage, la paroisse eut à partir de 1700, comme le rappelle une bannière, une confrérie des jardiniers. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la campagne touchait ici la ville.
Texte d’Olivier Chaline